DÉCRYPTAGE sur la proposition de loi visant à encadrer le travail des enfants sur internet. Une proposition de loi visant à encadrer le travail des enfants sur internet a été votée mercredi par l’Assemblée nationale :les petites stars de Youtube ou Instagram gagnent aujourd’hui des sommes faramineuses, dans un univers totalement dérégulé.
C’est un univers que ceux qui n’ont pas d’enfant ne peuvent pas connaître. Un monde fait de paillettes roses ou de jouets en plastique, de garçonnets et fillettes qui mélangent du slime, fabriquent du dentifrice, s’essaient à Mario Kart, customisent des baskets de marque, passent la journée chez Disney. Des vidéos d’enfants parfois vues des millions de fois par… des enfants. Qu’on les trouve pédagogiques, ludiques, ou d’un vide consternant, c’est un fait : elles cartonnent. Bienvenue dans l’univers des enfants influenceurs, ou enfants youtubeurs, instagrameurs, tiktokeurs.
Les premières stars du Web Cyprien, Norman ou EnjoyPhoenix ont en effet désormais leurs petits frères et sœurs : ils s’appellent Néo et Swan, Kalys et Athéna, Amandine et Fantin… Leurs chaînes Youtube s’intitulent Swan The Voice (4,5 millions d’abonnés), Studio Bubble Tea (une des pionnières, 1,5 million d’abonnés) ou encore Démo Jouets (1,1 million). Des petites stars dans un univers aujourd’hui totalement dérégulé. Car si le nombre de ces chaînes est difficile à estimer – sans doute quelques centaines en France – le phénomène est en pleine explosion. Et surtout, pose question.
Jusqu’à des dizaines de milliers d’euros de revenus
Car tout cela est loin d’être bénévole. Certaines chaînes ont d’ailleurs un statut de société, et un nom déposé à l’Institut national de la propriété intellectuelle. « Pour les plus rémunératrices, qui cumulent le plus d’abonnés et de vues, ce qui n’est pas forcément le cas de toutes, les revenus peuvent aller jusqu’à 150.000 euros par mois, uniquement en terme de monétisation des chaînes », indique à LCI Thomas Rohmer, président de l’Observatoire de la parentalité et du numérique. Dans un reportage diffusé en septembre 2016 sur M6, les parents à l’origine de la chaîne Demo Jouets disaient toucher 80 centimes pour 1000 vues, soit environ 5.000 euros par mois. Le site de statistiques Social Blade donne lui des fourchettes, certes larges, mais qui donnent une idée, en fonction de la fréquentation des comptes et du nombre de vues : la chaîne Démo Jouets pourrait gagner entre 4.000 et 64.000 euros par mois ; les propriétaires de Swan The Voice toucheraient eux entre 24.700 euros et 394.000 euros par mois.Et c’est sans compter les autres sources de revenus, comme l’a détaillé Sophie, la maman de Swan et Néo : « Ce qui fait la principale source de revenus, ce sont les placements de produits, les partenariats, les collaborations », explique-t-elle dans une vidéo intitulée « Mensonges ou réalité », postée en décembre dernier : « Cela veut dire qu’une marque s’est entendue avec l’influenceur, avec les parents, et a proposé à cet enfant soit de l’argent, soit un cadeau, un avantage en nature, en échange d’une visibilité ». Et ces sommes-là sont difficiles à estimer.
En France, les premières alertes sont arrivées en 2016, notamment de la part de Youtubeurs adultes observateurs de leur écosystème. Le Roi des rats soulève ainsi alors la question d’un travail « forcé et dissimulé », questionnant notamment la charge de travail, au vu du rythme des publications, et l’impact sur le rythme de vie des enfants. Un autre, Sir Gisby, s’est fait une spécialité de relever les moments de gêne de ces jeunes, filmés par des parents semblant parfois inconscients de la charge qu’ils font peser sur leurs épaules, ou de ce qu’ils exposent de leur intimité sur les réseaux sociaux. Une pétition avait également été lancée pour alerter sur le sujet.Car si les enfants mannequins ou acteurs ont un statut à part – le travail des enfants est interdit, sauf dérogation -, celui des enfants sur internet constitue un vide juridique. Pendant longtemps, le législateur a en effet considéré que ces vidéos d’enfants filmés dans leurs activités étaient un loisir privé. Sauf que. Le rythme semble parfois intense, avec souvent plus de trois vidéos par semaine, des scènes souvent scénarisées… Est-ce vraiment du loisir ? A l’inverse, une prestation de travail (tester des jouets face caméra), un lien de subordination (avec leurs parents) et une rémunération, en avantage ou en argent… Ne serait-ce pas la définition du travail ?
« C’est quand même – j’ose ce terme – une forme de prise d’otage des enfants qui interpelle »
– Thomas Rohmer, de l’Observatoire de la parentalité et du numérique
En 2018, l’Observatoire de la parentalité et du numérique avait saisi le Défenseur des droits pour que ces mineurs bénéficient du même statut que celui des enfants mannequins ou acteurs. « Ce qui nous questionne, en tant qu’association de protection de l’enfant, c’est la définition de la parentalité que ces pratiques renvoient. C’est quand même – j’ose ce terme – une forme de prise d’otage des enfants qui interpelle, lance Thomas Rohmer. Quand ils vont grandir et se socialiser, ne vont-ils pas regretter cette influence parentale qui les pousse à être devant la caméra ? Nous ne sommes pas là pour porter un jugement sur les parents qui font cela. Nous voulons juste créer un statut protecteur pour ces enfants, qui, a minima, les considère dans leur statut de personne fragile. »Et c’est tout l’essence de la proposition de loi visant à « encadrer l’exploitation commerciale de l’image des mineurs de moins de 16 ans sur les plateformes en ligne », déposée par le député LREM Bruno Studer et votée à l’unanimité ce mercredi à l’Assemblée nationale. Six articles qui veulent « responsabiliser les acteurs, notamment les parents », « protéger les enfants », « s’assurer de leur droit au repos, au loisir et à une rémunération équitable ». Sont également concernées « les plateformes partageant ce genre de vidéo qui ont une responsabilité du fait des revenus qu’ils génèrent ». Une proposition de loi qui va, selon Thomas Rohmer, « dans le bon sens ».Elle entend faire appliquer aux enfants influenceurs un statut similaire à celui des enfants du spectacle. Ainsi, le texte prévoit que les revenus direct et indirects tirés de la diffusion des contenus, qui ne font pour l’instant l’objet d’aucun encadrement, devront être versés à la Caisse des dépôts et consignations pour n’être versés à l’enfant qu’à sa majorité. Les contrevenants s’exposant à une amende de 75.000 euros.
Place au vloguing familial !
D’après le député, les parents d’enfants influenceurs sont « demandeurs d’un tel cadre ». C’est d’ailleurs ce qu’assurent tous ceux qui ont pris la parole sur le sujet. Mickaël, le papa Studio Bubble Tea explique qu’il limite déjà le temps passé à tourner les vidéo. « Une vidéo prend environ 30 minutes à tourner et ça se passe le mercredi après-midi ou le week-end et pendant les vacances uniquement », dit-il à LCI. Mickaël, le papa Studio Bubble Tea explique qu’il limite déjà le temps passé à tourner les vidéo. « Une vidéo prend environ 30 minutes à tourner et ça se passe le mercredi après-midi ou le week-end et pendant les vacances uniquement », dit-il à LCI. Quant à la proposition de loi, il l’approuve sur le volet « équilibre des enfants », « c’est évidemment une bonne chose pour éviter tout dérapage », et trouve même que la « proposition de loi ne va pas assez loin » : « En plus d’une autorisation préfectorale il faudrait un contrôle des services sociaux pour chaque chaîne, et faire du cas par cas sur le volet financier, car chaque chaîne est différente et se baser uniquement sur les revenus YouTube pour en bloquer une partie pour les enfants n’est pas sérieux. »Sophie, la maman de Swan et Flo, avait elle déjà pris les devants avec sa vidéo postée en décembre 2019. Elle y expliquait « trouver très bien ce projet de loi, parce qu’enfin il va y avoir un encadrement de toutes ces pratiques ». C’est ce flou, assurait-elle en effet, qui a confronté sa famille « aux pires rumeurs et mensonges », et notamment aux accusations d’exploitation de ses enfants.Car oui, selon elle, « il existe des parents youtubeurs qui ne reversent rien à leurs enfants, et qui les utilisent pour se mettre en avant ». Mais Sophie se disait loin de tout cela. « On n’a pas attendu le député. Swan et Néo sont inscrits dans une agence de mannequin, et à chaque fois qu’il y a une vidéo sponsorisée, la marque paie, l’agence de mannequin s’occupe de vérifier que le tournage a bien lieu en dehors des heures d’école. (…) Ils sont consentants, les idées viennent d’eux, et les sommes récupérées grâce à leurs vidéos leur reviennent. » Ce qui est sûr, c’est que l’affaire est devenue familiale : le papa a quitté son travail et se consacre à la partie technique et au montage ; la maman a sa propre chaîne, et intervient de plus en plus dans les vidéos de ses enfants – faisant intervenir sa famille dans les siennes.
C’est d’ailleurs une tendance que pointe Thomas Rohmer, et qui lui fait déjà voir les limites de la proposition de loi. « On voit se dessiner de nouvelles pratiques, comme le vloguing familial (sorte de carnet intime filmé, ndlr), où les enfants ne sont pas seuls : toute la famille se met en scène. Cela permet, pour contourner les règles, de leur donner un statut non pas de comédien, mais de figurant », explique le président d’association. « Il faudrait que les députés définissent un statut plus large qui stipulerait que dès qu’il y a des enjeux mercantiles, ce n’est pas une activité de loisirs. Essayons de prévoir, d’anticiper ce qui pourrait éventuellement arriver, car on voit déjà apparaître, en l’espace de deux ans, des phénomènes qui n’existaient pas. Faisons-le, vraiment dans l’intérêt de l’enfant ! »
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