C’est une histoire de pompier pyromane. C’est également l’illustration que le Gouvernement est plus intéressé à voter de nouvelles lois plutôt que d’appliquer le droit existant.

D’ici quelques jours, l’exécutif s’apprête à faire voter un texte législatif censé protéger les enfants face aux contenus pornographiques [dans le cadre du projet de loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique ], mais qui risque en réalité de donner lieu à une régression de la loi en vigueur.

Petit retour en arrière. En 2020, le Parlement adopte une loi prévoyant le blocage d’accès aux sites pornographiques qui seraient susceptibles d’être vus par des enfants. Il est précisé qu’un simple bouton “J’ai plus de 18 ans” n’est désormais plus suffisant. Sur le fondement de cette loi, plusieurs associations ont demandé au gendarme du numérique, l’Arcom (ex-CSA, de saisir le tribunal judiciaire de Paris pour ordonner aux fournisseurs d’accès à Internet FAI de bloquer l’accès à cinq grandes plateformes X, parmi lesquelles Pornhub et XVideos (des “tubes”, sites non payants à Sous embargo l’accès illimité en streaming).

S’engage alors une longue procédure juridique, au cours de laquelle les “tubes” ont remis en question la constitutionnalité de la loi, qui serait attentatoire à la liberté de communication et d’information et présenterait des risques d’arbitraire. En janvier 2023, la Cour de cassation rétorque, de manière laconique et univoque, que la loi est parfaitement claire et constitutionnelle. La voie est donc libre pour bloquer l’accès aux sites contrevenants aux règles de protection des mineurs. Mais les juges, la main tremblante, prononceront un sursis à statuer, prenant prétexte d’ “un domaine faisant l’objet de constantes évolutions, puisqu’un projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique est en cours d’élaboration”.

Au Royaume-Uni et en Australie

Car voilà qu’un mois après l’arrêt de la Cour de cassation, M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué au numérique, s’est emparé du sujet et a fait des annonces fracassantes : « En 2023, c’est la fin de l’accès aux sites pornographiques pour nos enfants ! » Dont acte. Mais plutôt que de laisser la justice faire son travail, M. Barrot annonce que les pouvoirs publics publieront un référentiel technique auquel les sites pornographiques devront se conformer. C’est là que le bât blesse : ce référentiel technique était précisément ce que les “tubes” appelaient de leurs vœux. Pourquoi ? Il suffit de faire un tour chez nos voisins d’outre-Manche pour le comprendre.

2017. Le Royaume-Uni adopte une loi prévoyant que l’administration britannique établira un référentiel technique pour la protection des enfants face aux contenus X. Six ans plus tard, c’est un échec. Faute d’avoir trouvé des solutions techniques satisfaisantes sur le plan de l’efficacité et du respect des données personnelles, ce référentiel n’a toujours pas vu le jour. En attendant, pour les géants du X, c’est business as usual. Autre continent, même résultat : à défaut de trouver des solutions, l’Australie a annoncé cet été abandonner la publication de directives techniques.

Aux mêmes causes, les mêmes effets ? Pas pour le Gouvernement, semble-t-il. Le ministre Barrot persiste et signe dans sa volonté d’établir un référentiel technique, au mépris de toutes les conséquences prévisibles auxquelles il peut s’attendre.

Impuissance

Premièrement, le Gouvernement prévoit l’abrogation des dispositions de la loi de 2020 (que sa propre majorité politique avait proposé et voté ! Si le texte actuel prévoit la poursuite des procédures déjà engagées, soyons certains que les avocats des sites accusés sauront tirer profit de cette pirouette juridique pour obtenir une relaxe.

Deuxièmement, le texte présenté par l’exécutif charge désormais l’administration publique, c’est-à-dire aux frais du contribuable, de trouver elle-même des solutions techniques pour que les géants du X puissent continuer à déverser leurs millions de vidéos.

Troisièmement, la France se condamne à l’impuissance face aux “tubes” : lorsque nous ferons tous le constat que nos enfants continueront d’avoir accès à des contenus inadaptés, les “tubes” n’auront qu’à répondre qu’ils attendent la publication d’un référentiel. Ou bien qu’il se conforment au référentiel publié, et que, si celui-ci est inefficace, il faudra en porter la responsabilité sur l’administration.

Récapitulons. La majorité présidentielle vote une loi, dont la constitutionnalité est confirmée, et qui est sur le point d’être appliquée. Puis, cette même majorité sabote le dispositif au dernier moment en votant une nouvelle loi qui s’apparente à une véritable bouée de sauvetage pour les géants du X, et qui affaiblit la protection des enfants. C’est la raison pour laquelle nous demandons la suppression de la section I du projet de loi Barrot.

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Les signataires :

Thomas Rohmer, directeur de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (OPEN) / Armelle Le Bigot-Macaux, président du Conseil français des associations pour les droits de l’enfant (COFRADE) / Philippe Chastel, directeur de l’Espace Boris Vian / Philippe Coen, président-fondateur de Respect Zone / Marie-Laure Duteil, vice-présidente de Le Monde à travers un regard / Grégoire Ensel, président de la FCPE nationale / Aude Fiévet, vice-présidente de Le Monde à travers un regard / Ingrid Gullbraa, vice-présidente de Le Monde à travers un regard / Anne Labastire, déléguée générale d’Agir contre la prostitution des enfants (ACPE) / Guy Labopin, président d’ACOLEA / Sonia Laffargue, vice-présidente de Le Monde à travers un regard / Anne-Marie Lemoigne, vice-présidente de Le Monde à travers un regard / Laurence Ligier, directrice-fondatrice de CAMELEON association France / Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes / Charlotte Pietri, directrice des opérations de CAMELEON association France / Michèle-Anne Rannou, vice-présidente de Le Monde à travers un regard / Henri Rouillard, président de Glenn Hoel Enfance maltraitée / Martine Rousseaux, vice-présidente de Le Monde à travers un regard / Rehema Saindou, présidente d’Haki Za Wanatsa (collectif CIDE Océan Indien) / Anna Sauri-Lopez, directrice générale d’ACOLEA / Philippe Scelles, président de Crise International / Andrée Sfeir, présidente d’Éveil / Joëlle Sicamois, directrice de la Fondation pour l’enfance / Socheata Sim, responsable de la mission sociale France de CAMELEON association France / Noanne Tenneson, directrice générale et co fondatrice de l’Alliance des avocats pour les droits de l’Homme (AADH) / Olivier Toutain, président national de la Fédération des parents de l’enseignement public / Céline Quelen, fondatrice de Stop VEO, enfance sans violences / Elsa Labouret, porte-parole d’Osez le Féminisme !