Le 7 juillet 2023, le tribunal judiciaire de Paris a décidé de reporter sa décision concernant le blocage de sites pornographiques qui n’empêchent pas les mineurs d’accéder à leurs contenus. La demande de blocage avait été formulée par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique. Alors que ce dossier suscite l’effervescence depuis des mois, Thomas Rohmer, fondateur et directeur de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open), a répondu aux questions de Monaco Hebdo. Interview.

Le ministre délégué au numérique, Jean-Noël Barrot, a dit que l’année 2023 marquerait la fin de l’accès aux sites pornographiques pour les enfants : est-ce que vous y croyez ?

Cela fait plus de 7 ans que l’on se bat sur ce sujet contre vents et marées. Nous saluons donc les annonces qui sont faites. En faisant preuve de pragmatisme et en observant ce qu’il s’est passé ces dernières années, on ne peut qu’adopter une posture d’encouragement, mais aussi de prudence. Car ce dossier présente des difficultés. On est à la croisée de multiples enjeux. Ces mesures se confrontent à un principe de réalité. On parle de sites Internet qui sont hébergés dans des paradis fiscaux, dont les fondateurs, les directeurs et les serveurs sont planqués un peu partout. Ce qui rend complexe la mise en place de ces mesures. On salue donc la volonté de vouloir enfoncer le clou. Mais, au regard de toutes les déconvenues que l’on a essuyées ces dernières années, on reste prudent. On attend de voir ce que ça va donner. La France évoluant au sein de l’Europe, elle est soumise à certaines obligations.

L’exposition précoce à des contenus pornographiques peut avoir quelles conséquences pour les enfants ?

Nous avons toujours voulu opérer un double niveau de lecture. Il y a les enfants et il y a les adolescents. Il n’est pas acceptable qu’un enfant de cinq ou six ans, comme l’ont montré certaines de nos enquêtes, puisse tomber sur des contenus pornographiques en quelques clics. Les experts, et notamment notre comité d’experts qui est composé de psychologues et d’autres personnes qui interviennent sur ces sujets, sont clairs : les effets sont délétères. Chez les très jeunes enfants, regarder du porno occasionne souvent une incompréhension au regard de ce « viol psychique », comme le disent certains, qui survient sur l’écran, et dans le cerveau des enfants, qui sont incapables de mettre des mots sur ce qu’ils voient. Les effets peuvent parfois être graves, avec un repli sur soi, le sentiment d’avoir fait une bêtise, et la difficulté d’en parler à un adulte.

Ces sites Internet ne cessent de dire que les bloquer inciterait tout le monde à aller visiter des sites encore moins fréquentables que les leurs. La logique du pire qu’ils évoquent est un peu incongrue.

Et pour les adolescents ?

Pour les adolescents, on sait très bien que renforcer les mesures de protection ne permettra pas de solutionner l’ensemble du problème. Il faut distinguer ce qui est de l’ordre d’un parcours classique adolescent, dont l’objectif est de franchir les lignes jaunes établies par les adultes, parce que c’est comme ça que l’on grandit. La problématique actuelle en France, c’est que l’éducation sexuelle est inexistante. Et quand elle est faite, elle n’est pas très bien faite. Quand les adolescents ont accès à des contenus pornographiques, les images qu’ils voient ne sont jamais déconstruites, ni remises en perspective. Du coup, le porno fait office de tutoriel pour l’éducation sexuelle.

Le gouvernement français souhaite rendre obligatoire une certification de l’âge, qui doit passer par une attestation numérique et donner le pouvoir à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) de bloquer en quelques semaines les sites pornographiques qui ne se soumettront pas à cette règle : c’est la bonne solution ?

L’enjeu est de savoir comment contrôler l’accès aux sites pornographiques, tout en respectant les textes de loi au niveau européen, notamment concernant le traitement des données personnelles. Comme cette question touche à la sexualité et à l’intime, le traitement est différent par rapport à d’autres sujets. Par exemple, personne ne monte au créneau contre les sites Internet qui collectent des données personnelles, souvent en échappant au contrôle du règlement général sur la protection des données (RGPD). En France, personne non plus n’est choqué qu’à l’entrée de chaque casino on demande une pièce d’identité, qui passe ensuite dans une base de données que se partage ensuite l’ensemble des casinos pour identifier les personnes qui sont interdites de jeu. Comme si les jeux d’argent étaient moins problématiques que tout ce qui concerne la sexualité. Cette double grille de lecture nous dérange, en termes de cohérence.

Il faut renforcer les pouvoirs de l’Arcom ?

Nous pensons que plus l’Arcom aura de facilité et mieux ça sera. Encore faut-il que cela soit accepté par les autorités compétentes en France. Un avis a été rendu par le Conseil d’Etat en mai 2023 qui reprochait que cela se fasse un peu trop dans la précipitation. Il ne faudrait pas que cela occasionne des blocages par des institutions comme le Conseil constitutionnel qui pourrait juger cette décision pas suffisamment mesurée et appropriée.

Bloquer en quelques semaines des sites pornographiques qui refuseraient de se soumettre à cette règle, ça vous semble réaliste ?

On dialogue régulièrement avec les fournisseurs d’accès à Internet. Ils ont toujours été très clairs. Ils savent bloquer un site Internet. D’ailleurs, ils le font déjà pour des sites Internet pédopornographiques ou pour des sites terroristes, par exemple. Mais je ne veux surtout pas tomber dans le piège du discours auquel j’ai assisté au tribunal judiciaire de Paris à deux reprises pour des sites de type Pornhub. Ces sites Internet ne cessent de dire que les bloquer inciterait tout le monde à aller visiter des sites encore moins fréquentables que les leurs. La logique du pire qu’ils évoquent est un peu incongrue. Je rappelle que Pornhub a régulièrement été montré du doigt (1).

Opérer une hiérarchisation et sacrifier la protection des enfants sur l’autel de la non-collecte des données personnelles, c’est un non-débat.

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