Kalys et AthénaNéo et SwanGabin et Lili : ils ont l’âge de vos enfants et leur vendent du fun à longueur de vidéos.

En apparence éloignée des contraintes de l’écolier lambda, la vie en ligne des jeunes influenceurs n’est faite que de surprises, de farces et de défis, de junk food et d’une avalanche de cadeaux de l’industrie jeune public. En réalité, ce qui est montré à l’écran, via les réseaux sociaux YouTube, Instagram ou Tik Tok, constitue un travail à part entière, qui doit être réglementé. C’est ce que le Sénat a entériné en adoptant le 25 juin 2020 la proposition de loi portée par le député La République en marche Bruno Studer, « visant à encadrer l’exploitation commerciale de l’image d’enfants de moins de seize ans sur les plate-formes en ligne ».

Derrière la caméra des mini-stars du web

Le phénomène, viral depuis quelques années, possède ses propres codes. Ces pastilles filmées, agrémentées d’effets simplistes (filtres de couleur, pop-up de smileys et d’onomatopées) durent en général dix à vingt minutes. Leur objet : des visites de magasins ou de parcs d’attraction, des tutoriels (en lien avec l’habillement, l’apparence ou le gaming), des challenges (dont certains sont censés durer 24 heures), des pranks (des canulars joués aux dépends d’un des protagonistes), de l’unboxing et son dérivé le swap (le déballage de cadeaux). Tout ou presque est prétexte au placement de marques, sous des airs d’aventure enchantée.

Derrière la caméra, on trouve les parents de ces nouvelles mini-stars du Web. Certains ont arrêté leur activité professionnelle pour devenir réalisateurs et producteurs de leur progéniture. Le vloging (blog en vidéo) monétisé constitue pour eux une incroyable manne : une enquête du magazine Envoyé spécial de France 2 estimait en 2018 le revenu mensuel de Michaël, le père de Kalys et Athéna, de 10 000 à 50 000 euros. Celui de Sophie, la mère de Néo et Swan, pourrait dépasser les 100 000 euros. Ils sont rémunérés par les plate-formes en fonction du nombre de vues que récoltent les vidéos, scandées de publicités que l’on ne peut pas zapper. Parfois, les marques paient même directement les influenceurs pour un tournage ciblé sur un produit.

 

Créée en 2015, la chaîne YouTube de Néo et Swan comptabilise aujourd’hui 4,95 millions d’abonnés et près de 4,9 milliards de vue. Celle de Kalys et Athéna, la première du genre en France, lancée en 2014 et baptisée Studio Bubble Tea, aligne 1,65 million d’abonnés et 1,66 milliard de vues. Les deux fratries ont également lancé des produits dérivés : jeux, agendas, magazines… Le dépôt de la marque « Néo et Swan », en 2017 auprès de l’Institut national de la propriété industrielle, a par exemple été fait au titre de cinq classifications différentes de produits et de services, regroupant plus d’une centaine de motifs potentiels d’exploitation commerciale.

Protéger les enfants avant tout

Début 2017, quand ces chaînes « familiales » – ainsi qu’elles se désignent – ont commencé à cartonner, Thomas Rohmer, le président de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open), s’en est rapidement inquiété : « Ca devenait un modèle et il y a un vrai sujet, complexe, de protection de l’enfance : je n’ai rien contre les influenceurs mais les enfants restent des personnes vulnérables. Et à partir du moment où l’aspect mercantile entre en jeu, on n’est plus dans le loisir, cela devient un travail. » En saisissant la justice en 2018, l’Open a voulu « faire passer un message fort : non pas interdire mais protéger », explique Thomas Rohmer.

Contourner le vide juridique

Le législateur a pris le relais : pour pallier le vide juridique constaté, le député Bruno Studer a auditionné des associations de protection de l’enfance, le défenseur des droits, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (dont les compétences sont encore cantonnées à ce qu’il se passe à la télé, à la radio, au cinéma et dans le milieu du jeu vidéo) : « Beaucoup ne connaissaient pas le sujet, il existe des zones grises et il est très difficile d’avoir des informations des plate-formes », note l’homme politique. Ces dernières prêtent désormais attention à la situation, redoutant le bad buzz qui pourrait faire vaciller la mécanique de la monétisation. Vœu pieu : pour l’heure, seule la directive e-commerce, un texte européen datant de 2000, encadre leurs pratiques, limitant leur responsabilité, non pas à celle d’un éditeur, mais à celle d’un hébergeur des contenus dont il n’est pas l’auteur.

La loi Studer, une première mondiale

La loi Studer, qui devrait être promulguée en France à la rentrée, constitue tout de même une première, au niveau mondial, en étendant le statut qui s’applique aux enfants artistes, dans les domaines du spectacle ou de la pub, aux jeunes YouTubeurs. Au-delà d’un certain seuil (fixé par décret en conseil d’Etat) de revenus, de fréquence des tournages et de temps global consacré, leur activité sera soumise à un régime identique d’autorisation individuelle préalable, destiné à garantir la compatibilité de leurs conditions d’emploi avec leur scolarisation et leur santé. Cette autorisation individuelle devra également être obtenue par les parents, considérés comme employeurs de mineurs. Une partie des revenus générés par ces chaînes devra être versée, au profit des enfants, sur un compte à la Caisse des dépôts et consignations, qui en assurera la gestion jusqu’à leur majorité.

Avoir le soutien des plate-formes

La loi ambitionne également de faire adopter aux plate-formes des chartes, afin de « favoriser l’information et la sensibilisation » des enfants « sur les conséquences de la diffusion de leur image […] sur leur vie privée et en termes de risques psychologiques et juridiques, et sur les moyens dont ils disposent pour protéger leurs droits, leur dignité et leur intégrité morale et physique ». Il est ainsi prévu que les jeunes influenceurs puissent obtenir des plate-formes la suppression de leurs vidéos quand ils le demandent. Ce droit à l’oubli pourra être sollicité sans l’aval des adultes responsables. Si l’existence légale de cette possibilité est évidemment une avancée, sa mise en pratique semble délicate concernant des mineurs dépendant matériellement et affectivement de leurs parents.

« Nous attendons beaucoup de leur coopération », confirme le député Bruno Studer. La loi leur demandera notamment de « favoriser le signalement par leurs utilisateurs » et « d’améliorer, en lien avec des associations de protection de l’enfance, la détection des situations » préjudiciables aux enfants mis en scène. Mais si le cadre de leurs activités est désormais fixé, en terme de droit du travail, rien pour l’instant n’est prévu pour contrer l’« effraction psychologique » que constitue la « soumission au projet parental » de ces jeunes influenceurs, « dépossédés de leur enfance » à force de faire le show devant un objectif, considère Serge Tisseron, psychiatre et membre de l’Académie des technologies.

« La loi Studer est un bon début mais suppose que les parents sont forcément de bons gestionnaires des droits psychiques et moraux de leurs enfants, souligne le praticien. En plus d’une protection financière, il leur faudrait une protection psychologique, garantie par un tiers qui régulerait la relation avec les parents employeurs, qui sont deux rôles totalement contradictoires. » Cette tierce personne pourrait, le cas échéant, retirer à ces derniers la jouissance du droit à l’image de leur enfant, suggère Thomas Rohmer, de l’Open. « Pourquoi les parents devraient en être les dépositaires naturels ? », interroge en écho Serge Tisseron.

Vendre du rêve aux enfants

Sollicités pour une interview, les parents-producteurs de Néo et Swan, et de Kalys et Athena n’ont pas donné suite à notre prise de contact. Un jour peut-être, à l’approche du bac, leurs enfants auront à disserter sur la différence entre l’être et l’avoir. Quel regard porteront-ils, alors, sur leurs toutes jeunes années face caméra ? Sur leur immense popularité virtuelle mais aussi sur les critiques qui pleuvent à leur encontre ? Difficile de spéculer, les réseaux sociaux n’ont au moins pas la prétention de prédire l’avenir.

 

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