Sous leur apparente légèreté, les chaînes «familiales», toujours plus nombreuses sur la plateforme de vidéos, inquiètent les associations de protection de l’enfance : très lucrative, l’activité n’est pas spécifiquement encadrée par la loi.

Kalys a 11 ans. Athéna en a 6. Elles sont encore très jeunes, mais sont déjà suivies par quelque 1,4 million d’abonnés sur la plateforme d’hébergement de vidéos YouTube. Tous les jours ou presque, depuis quatre ans, les deux sœurs déballent de nouveaux jouets ou relèvent des défis en tout genre sur leur chaîne, Studio Bubble Tea. Elles ont tout de professionnelles, emploient le même gimmick au début de chaque vidéo : «Hello les copains, coucou les Bubble fans !» Derrière cette mécanique bien huilée se trouve Mickaël, leur père. Avant de lancer sa chaîne «familiale», il a tourné quelques sketchs avec sa fille aînée «pour lui faire plaisir». Puis, en 2014, «dans la même logique d’amusement», il décide de mettre ses filles en scène sur YouTube. La mayonnaise prend, si bien que le père de famille abandonne son poste d’ingénieur pour se consacrer à son activité en ligne.

Pionnières du genre en France, Kalys et Athéna n’ont pas tardé à faire des émules. Néo et Swan, Démo Jouets, Gabin et Lili… Depuis, de nombreuses chaînes dites «familiales» font florès. Une activité qui, si elle peut paraître anodine sur la forme, est le théâtre d’enjeux qui dépassent les enfants. «Derrière la caméra, les parents servent leurs propres intérêts économiques et financiers», estime Me Dalila Madjid, avocate au barreau de Paris spécialiste du droit du travail et de l’Internet.

«Cocktail magique»

La logique mercantile de YouTube, qui rémunère ses créateurs de contenus en fonction de leur nombre de vues, n’est plus un secret. Cette course à l’audience se traduit par un rythme de production quasi industriel chez les youtubeurs. Officiellement, ni la plateforme ni ses membres n’ont le droit de communiquer sur les sommes versées. Il reste néanmoins possible d’imaginer un ordre d’idée. Si l’on en croit le site Social Blade, qui recense les données des fameux «influenceurs» (ces personnalités du Web qui se servent de leur exposition pour influer sur les comportements d’achats), la chaîne Studio Bubble Tea engrangerait près de 1 500 euros pour 800 000 vues quotidiennes. Soit un chiffre d’affaires annuel de 500 000 euros. Et ce sans compter le soutien de géants du jouet et du dessin animé, qui lui offrent produits à tester et voyages à la rencontre d’acteurs ou de sportifs de haut niveau.

«Pour ces marques, les chaînes familiales représentent un cocktail magique en matière de marketing direct au vu du nombre d’enfants qui regardent ces vidéos et qui cherchent à les imiter», explique le président de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open), Thomas Rohmer. 

A priori, le fait que cette activité dégage de l’argent n’a rien de répréhensible. Ce sont les conditions de travail des mineurs devant la caméra qui inquiètent les associations de protection de l’enfance. Fin mai, l’Open a déposé deux dénonciations aux tribunaux de Lyon et de Bobigny pour «travail illicite de mineurs de moins de 16 ans». De fait, à l’heure actuelle, les enfants youtubeurs ne sont pas protégés, contrairement aux mineurs artistes. Pas de limitation horaire ni d’accompagnement psychologique : ces mineurs ne font l’objet d’aucun contrôle et échappent au radar des autorités publiques. Thomas Rohmer : «Il s’agit d’un véritable vide juridique. Résultat, les enfants tournent le mercredi et le week-end, ce qui conduit à des privations en matière de sociabilisation.» Les gérants de chaînes «familiales» s’en défendent, arguent que ces tournages ne requièrent pas plus de temps qu’une activité extrascolaire. Mickaël, le père de Kalys et d’Athéna : «Cela représente deux heures de tournage chaque semaine. Mes filles ont tout le temps d’aller aux anniversaires de leurs copines et de faire du patin à glace.»

La Direction générale du travail estime que pour qu’une activité soit considérée comme un emploi, elle doit à la fois donner lieu à une prestation, à un lien de subordination ainsi qu’à une rémunération. Trois conditions que semblent remplir les enfants exposés sur ces chaînes YouTube. Or, pour l’heure, aucune disposition ne permet de garantir qu’une partie au moins de l’argent empoché via cette activité revienne aux enfants. L’Open rapporte ainsi que le Défenseur des droits, par la voix de la Défenseure des enfants, Geneviève Avenard, «se dit préoccupé» par l’ampleur que prend le phénomène. Par l’intermédiaire du cabinet de la ministre du Travail, le gouvernement a quant à lui notifié à la rentrée 2017 qu’il préférait attendre que l’évolution du droit se fasse par jurisprudence plutôt que par un projet de loi débattu au Parlement, estimant que ces chaînes YouTube relèvent du «loisir privé». Malgré une question à la ministre Muriel Pénicaud début juin, la sénatrice socialiste de Loire-Atlantique Michelle Meunier n’a pas réussi à mettre l’encadrement des jeunes youtubeurs au centre du débat.

Les procureurs saisis par l’Open devront donc trancher sur la question après enquête. Si l’un d’eux estime que l’infraction est caractérisée, le législateur n’aura alors d’autre choix que d’encadrer la pratique. Me Madjid : «Il sera impossible d’interdire totalement cette activité. En revanche, on peut aisément élargir les protections préexistantes.» L’an dernier, l’article R.7124-1 du code du travail sur l’emploi des mineurs de moins de 16 ans a justement été amendé pour y intégrer le domaine du sport électronique. Sans pour autant se pencher plus largement sur la question d’Internet. «Une erreur», selon Thomas Rohmer de l’Open, pour qui le bon sens voudrait que l’on en élargisse le champ d’application plutôt que de créer une nouvelle disposition.

 

«Gratification de l’ego»

Le père de Kalys et d’Athéna se dit pour sa part «ouvert à un encadrement», à condition que celui-ci prenne en compte les spécificités de son activité. «Il ne faut pas qu’il s’agisse du même texte que pour les enfants comédiens ou mannequins, qui sont amenés à partir loin de chez eux ou de leurs proches. Ce n’est tout de même pas la même chose que de travailler en famille et à son domicile», plaide-t-il, espérant être consulté si un débat devait se tenir.

Ces chaînes «familiales» inquiètent aussi car elles feraient courir aux enfants un risque d’ordre psychologique. «A partir du moment où de l’argent tombe tous les mois du fait de cette activité, on se rapproche d’une forme de prostitution enfantine», estime par exemple le psychanalyste Michaël Stora, également président de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines.

La formulation est dramatique, et suggère un préjudice moral majeur. Mais pour Michaël Stora, pas de doute, exposer ses enfants à un public aussi large que celui de YouTube comporte des risques : «Ce phénomène de mode vient perturber le développement personnel de l’enfant.» Notions d’intimité et de vie privée mal assimilées, confiance limitée en ses propres parents, difficultés à se construire par rapport à ses pairs… La course aux «likes» est loin d’être saine. «C’est une perpétuelle gratification de l’ego. Montrer que sa vie est toujours bien remplie sur la base d’activités calibrées pour correspondre à ce qui se vend, cela fait de ces enfants des objets de consommation», souligne la psychologue spécialiste de la jeunesse et des usages numériques Vanessa Lalo.

Selon Michaël Stora, le simple fait de lancer une chaîne YouTube mettant en scène des mineurs révélerait des «dysfonctionnements» au sein d’une famille. «Cela traduit une forme de pathologie dans la relation enfants-parents et ça aboutit à ce qu’on appelle le « faux-self » : les enfants s’adaptent au désir parental sans pouvoir exprimer pleinement leur individualité.»

«Risque de dépression»

C’est à l’adolescence que tout peut vriller. Du Français Jordy à l’Américaine Britney Spears, les exemples d’effondrement psychologique d’enfants ultramédiatisés ne manquent pas. Michaël Stora : «Pendant toute leur jeunesse, ils assimilent qu’ils n’existent qu’au travers d’une course à l’audimat. Ils en font un enjeu existentiel et présentent un risque sérieux de dépression le jour où ils n’intéressent plus autant de monde.»

Ces chaînes restent un phénomène de mode récent. La mise en place future d’un arsenal législatif permettrait d’assurer les droits de ces enfants youtubeurs en les dotant d’outils juridiques s’ils s’estiment floués une fois adultes. Ils seraient néanmoins déjà en mesure d’obtenir gain de cause : «Ils pourront toujours faire valoir une atteinte à leur image ou à leur vie privée, leurs arguments seront tout à fait recevables. Ils se baseront, en plus de cela, sur le fait qu’il s’agissait d’une activité à but lucratif», détaille Me Madjid. Le père de Kalys et d’Athéna assure pour sa part veiller au grain, que le bien-être et la réussite de ses filles passent avant tout : «Quand elles voudront arrêter, on arrêtera. Ce sera leur choix.»

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