Par Anne Lamy sur femina.fr publié le 5 octobre –

Dès le collège, ils s’envoient des selfies de leur corps nu. Décryptage de ce phénomène qui touche des ados de plus en plus jeunes.

Décryptage

« Samedi dernier, Alicia ne sortait plus de la salle de bains ; je l’entendais rigoler au téléphone. Quand je lui ai demandé ce qu’elle faisait, elle a bafouillé… puis m’a dit qu’elle s’amusait à envoyer des « nudes » à ses copines. J’en ai vu deux. Comment ma fille de 12 ans peut-elle montrer sa poitrine (naissante) dans une pause sexy ? », s’interroge Eliane. De plus en plus de filles ou de garçons à peine pubères se prendraient à ce « jeu » jusqu’ici plutôt pratiqué chez les 15-20 ans, voire par les adultes. Ils cadrent, ici un bout de sein, là leurs fesses ou leur sexe, et envoient l’image aux copains et aux copines via Instagram, ou plus souvent Snapchat, cette appli qui autodétruit le cliché au bout de quelques secondes. Herveline Fabre, présidente des parents d’élèves d’un collège parisien, l’observe aussi : « Il y a des « nudes » échangés entre des élèves de cinquième. Ma fille n’est pas concernée, mais elle m’a montré les comptes Instagram de ses copines… dans des postures pas du tout adaptées pour des petites filles. »

Comment réagir ? Faut-il en parler ? Ignorer ces photos lorsqu’on les surprend ? Faire intrusion dans leur vie ?

Une façon de « jouer au docteur » version 2.0

Pour la psychologue Marion Haza, experte auprès de l’Observatoire de la Parentalité et de l’éducation numérique, il faut dès 10-11 ans leur « parler du fonctionnement et des risques des réseaux sociaux, leur montrer comment sécuriser les comptes quand ils commencent à les utiliser, mettre en place des règles d’usage… On le fait bien sans réfléchir sur la sécurité routière et les mauvaises rencontres ». Trop d’adultes ont l’impression du devoir numérique accompli en installant un (illusoire) contrôle parental sur les écrans. Certains consultent en cachette le Facebook de leurs ados, oubliant que ce n’est qu’une vitrine. L’essentiel se déroule ailleurs. Luc, père d’Antonin, 13 ans, est tombé de haut : « Le collège m’a informé que mon fils envoyait des photos de son anatomie à trois filles de sa classe, raconte-t-il. J’étais sous le choc : la vie numérique de mon fils m’avait échappé ». Mais est-ce si grave de s’envoyer des « nudes » ? Pas tant que ça si l’on en croit Aurélie Latourès, chargée d’études (1). « Ils s’inscrivent dans une mise en scène de soi qui fait la raison d’être des réseaux sociaux, mais ils sont l’expression d’une nécessaire exploration du corps », estime-t-elle. Un « touche-pipi » version 2.0 ? Ils « jouent au docteur », confirme le pédopsychiatre Patrice Huerre (2) , mais ce qui fait la différence, c’est le retour différé et complexe induit par Internet. « En face à face, le regard de l’autre était simple à décrypter. Il disait la gêne, la curiosité, l’admiration… Le « nude » renvoie à la même interrogation, mais c’est plus difficile d’interpréter la réponse (un commentaire ou un like dans le meilleur des cas). Or l’ado postera d’autant plus ces images qu’il n’aura pas de retours clairs sur sa capacité de séduction. Mais ce n’est qu’un passage juvénile. Cette pratique n’est inquiétante que si elle se prolonge », considère le spécialiste.

Un signe d’alerte pour les parents

Que faire si on apprend que notre ado poste ce genre de selfies ? Il faut lui en parler, mais attention à ne pas le culpabiliser ou à stigmatiser le « nude ». « On doit sortir du registre émotionnel dans lequel peut nous plonger la situation, recommande le socio-anthropologue Jocelyn Lachance (3). Surtout, ne pas se transformer en inquisiteur ni se servir des photos comme pièces à conviction. Il faut remplacer les images par des mots. » On peut demander : « Qu’est-ce qui te plaît dans ces photos ? », « Pourquoi/pour qui les prends-tu ? », « Quel retour en attends-tu ? », « Ces réactions te font quoi ? » Plus l’ado poste des « nudes » explicites, plus cela peut être « le signe qu’il a rencontré des images à caractère sexuel dont il ne sait pas comment se débarrasser dans sa tête », prévient Patrice Huerre. C’est un signe d’alerte pour les parents. Une étude (4)  révèle que 37 % des filles de 11-14 ans (36 % des garçons) sont tombées sur des contenus qui les ont choquées (du porno dans huit cas sur dix). Plus d’une fois sur deux, celles-ci n’en ont parlé à personne. D’ailleurs, « ce sont les filles, pubères plus tôt que les garçons, qui postent le plus souvent des selfies intimes, remarque Marion Haza. Le télescopage d’un corps de jeune fille avec une pensée encore infantile favorise des conduites inadaptées sur le web ». Et elles en font l’expérience souvent trop tard : un garçon montrant son torse récoltera toujours plus de like et de commentaires (« beau gosse ! ») qu’une fille en montrant ses seins… qui gagnera plutôt une mauvaise réputation.

« Snap », pas si éphémère …

Autre danger : « Plus la photo est compromettante, plus le fait de l’envoyer est un signe de confiance pour le destinataire », décrypte Jocelyn Lachance. Du coup, les uns réclameront de recevoir un « nude » comme « preuve d’amour » et les autres prendront le risque de poses très suggestives, jusqu’à dévoiler leur corps entier mais aussi leur visage, surtout sur Snapchat dont l’aspect éphémère peut attiser la tentation d’aller plus loin. « Je te montre tout, mais tu n’as que quelques secondes pour me voir. » Mais, à 12 ans, savent-ils qu’il est possible de faire des captures d’écran sans que l’auteur des images ne reçoive de notifications ? Le cliché demeure alors dans la mémoire du téléphone de celui qui l’a capturé. C’est en général comme ça que les problèmes commencent, avec des amoureux éconduits qui font circuler les « nudes ». C’est l’histoire de ces « revenge porn », littéralement « vengeances pornographiques », dont des ados deviennent aussi la cible, leur image et leur nom circulant sur les réseaux sociaux. Aurélie Latourès nous le rappelle, « 17 % des filles de 11 à 15 ans ont subi des cyberviolences sexuelles (contre 11 % des garçons) parce qu’elles ont reçu une photo choquante, réalisé un « nude » sous la contrainte ou qu’il a circulé sans leur accord ». On en retient une règle à faire passer à nos enfants : ne jamais poster une photo sur le Net, même à des intimes, que l’on ne voudrait pas voir ailleurs. Léa Choue, 23 ans, la youtubeuse aux 380 000 abonnés qui parle de sexualité aux jeunes, fait de son côté cette proposition : « N’envoyez pas de nude avant 60 ans ! » Radical.

1*Au centre Hubertine-Auclert, « Cybersexisme chez les adolescent-e-s (12-15 ans) ». 2* Président de l’Institut du virtuel, auteur de Faut-il avoir peur des écrans ?, Doin. 3* Fondateur du site anthropoado.com et coauteur de Selfies d’ados, Hermann. 4* « Les 11-18 ans et les contenus choquants sur Internet »

 

Publié le 05 octobre 2017 sur femina.fr