À l’occasion de la Journée nationale de lutte contre le harcèlement à l’école, l’OPEN parle à Angélique Gozlan, psychologue clinicienne, spécialiste des réseaux sociaux et du cyberharcèlement.

Angélique Gozlan, psychologue, spécialiste des réseaux sociaux et du cyberharcèlement, est l’invitée des Petites Causeries du Numérique pour un épisode consacré au cyberharcèlement. Elle a publié aux éditions Yapaka Le Harcèlement virtuel (disponible en téléchargement gratuit).

OPEN : Le harcèlement scolaire échappe déjà aux adultes alors qu’il se produit “dans la vraie vie”. Dans le cas du cyberharcèlement, le fait qu’il se passe en ligne, de façon dématérialisée et dans des espaces où les adultes ne sont pas (nouveaux réseaux sociaux type Snapchat, Twitch, TikTok…) le rend encore plus insaisissable. Quelles sont les conséquences pour les parents et les éducateurs ?

Angélique Gozlan : Les adultes ne se rendent pas compte de ce qui se passe. Un écart se creuse entre ados et parents.

« Or ce n’est pas une fatalité : il n’y aurait pas un tel gouffre entre ce que les adultes perçoivent et ce que les ados font s’il y avait plus de communication, plus d’intérêt pour ce que font les jeunes sur ces plateformes. »

Il faut garder à l’esprit que cet intérêt des adultes doit se manifester d’une façon qui respecte le jardin secret des ados. Ils ont besoin d’être sur ces réseaux sociaux, c’est un espace d’autonomie qui leur permet de construire leur identité et qui leur permet une séparation d’avec le monde des adultes.

En formation, j’entends souvent des parents demander s’ils doivent être “amis” avec leur ado sur Snapchat, et si leur ado refuse, comment faire pour garder un œil sur ce qui se passe, est-il possible de regarder le profil de son enfant via le profil de la cousine, etc. Là, c’est non. On ne va pas aller explorer le profil de l’ado de cette façon très intrusive, mais on va le faire par le dialogue. On s’intéresse à sa pratique numérique, qu’il s’agisse des jeux vidéo ou des réseaux sociaux: ce sont des choses sur lesquelles il est bon d’avoir des discussions avec son enfant. Il est très valorisant pour notre enfant d’être celui qui sait, et qui peut nous apprendre.

OPEN : On entend souvent « Mais ce ne sont que des mots, que des likes ! C’est des taquineries ! Les enfants sont tellement sensibles aujourd’hui, il faut qu’ils s’aguerrissent… » Où se trouve la limite entre des remarques désagréables, des commentaires méchants – et le cyberharcèlement?

Angélique Gozlan : Le cyberharcèlement, c’est la répétition de ces messages injurieux et diffamatoires. Cela peut arriver sur une période très courte et intense, mais la nature des réseaux sociaux et des algorithmes fait qu’il peut y avoir une nouvelle flambée plusieurs semaines ou mois après la première attaque.

« La différence avec un unique commentaire, même cruel, c’est qu’il y a dans le cyberharcèlement une intentionnalité de destruction de la part des harceleurs, et du côté de la victime, une emprise qui fait qu’on n’arrive pas à se détacher de l’afflux de messages. »

Il ne faut jamais minimiser la situation lorsqu’un ado ou un enfant nous dit qu’il est triste. Qu’il s’agisse d’un seul message méchant ou de cinq mille, même si cela nous paraît dérisoire, il faut le prendre au sérieux. À l’adolescence, on laisse derrière soi sa « peau » d’enfant, mais on n’a pas encore son identité d’adulte. On se retrouve donc vulnérable, sans carapace, et ce moi de l’ado sans protection peut être rapidement brisé. Ça amène souvent des complexes, mais ça peut aller beaucoup plus loin en fonction de la fragilité initiale.

OPEN : Comment protéger mon enfant du cyberharcèlement ? Certains parents exigent un droit de regard sur les profils de leurs enfants, quitte à s’inscrire eux-mêmes sur les réseaux sociaux, afin de “pister” leur enfant, voire de policer ceux qui s’attaquent à leur enfant. Cette figure du parent-bodyguard, qui accompagne son enfant partout en ligne, peut-elle être une protection efficace contre le cyberharcèlement ?

Angélique Gozlan : Il est compliqué de réagir de cette manière. Certes, ça peut rassurer les parents, mais est-ce que ça favorise chez l’adolescent le fait de prendre son envol et se débrouiller seul dans le monde ?

« L’adolescence, c’est le passage de la vie familiale à la vie sociale : il faut qu’il apprenne à se défendre avec ses propres ressources, qu’il développe ses propres façons de répondre à l’attaque, en faisant par exemple des captures d’écran des messages puis en les supprimant. »

L’accompagnement par les parents ne se fait pas sur la plateforme, dans un schéma “garde du corps”, mais par le dialogue. C’est une très bonne chose de lui demander clairement “Je suis un peu inquiet, est-ce que tu me montrerais ce que tu partages sur les réseaux sociaux”.

En général les ados sont très contents de montrer leur page Instagram ou leur compte Snapchat, mais il faut que ça vienne d’eux, qu’ils gardent la main. Il faut aussi que les parents apprennent à se séparer de leur enfant: ce que leur ado met sur les réseaux sociaux lui appartient. Il faut donc avoir fait au préalable tout le travail d’éducation pour que notre ado comprenne bien que ce qu’il met en ligne est un prolongement de lui-même.

On peut commencer à en parler bien avant leur première création de profil (note de l’OPEN : pas d’inscription sur les réseaux sociaux avant 13 ans selon la loi). Les enfants voient très bien comment nous utilisons nos smartphones, ils ne sont pas dupes. Il est donc important de discuter avec eux de notre propre usage des réseaux sociaux.

Une opportunité peut par exemple être lorsqu’on poste une photo de son enfant à l’usage exclusif du cercle familial : on en discute avec l’enfant, on peut lui dire « J’ai pris ta photo et je la partage avec mamie ou tatie qui sont loin, et elles seules pourront la voir et personne d’autre, mais cette photo, elle t’appartient ». Tout peut être sujet de dialogue.

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OPEN : On entend des conseils du type “Don’t feed the trolls / La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe – il suffit de ne pas répondre”; ou bien “Si mon enfant n’est pas sur les réseaux sociaux, alors il n’y a pas de souci à se faire, il ne peut pas être victime de cyberharcèlement.” On peut avoir l’impression que les adultes sont désemparés et refusent de regarder le problème en face. Comment accompagner mon enfant dans un univers qui m’est en fait étranger ?

Angélique Gozlan : Il y a une vraie méconnaissance, très dommageable, des processus sous-jacents au cyberharcèlement. Il est facile de sous-estimer la gravité du problème. J’ai déjà moi-même été face à des cas où l’adolescent se confie aux adultes autour de lui, enseignants, surveillants, et on lui répond “T’inquiète ça va passer”, mais après maintes et maintes discussions, l’adolescent poussé à bout a fini par se suicider.

« Pour l’ado, ça ne va pas “passer” : il vit dans le moment présent, essayer de le rassurer en lui disant que dans deux mois tout sera fini, ça ne lui parle pas. Et dans deux mois, ça peut tout à fait ne pas être passé du tout: dans le cyberharcèlement, on peut avoir un emballement intense, qui s’apaise (ou pas), puis qui rejaillit. »

Le processus de cyberharcèlement, ce n’est pas que des messages injurieux ici et maintenant, c’est un phénomène de groupe massif qui peut sortir du cercle immédiat de l’ado et parfois dépasser les frontières géographiques et temporelles – les réseaux sociaux ont des millions d’abonnés.

Il n’y a pas de fuite possible, on peut même être insulté par de parfaits inconnus. C’est extrêmement anxiogène, quelle qu’en soit la durée, même si ce n’est qu’une journée.

On le voit avec les adultes victimes de cyberharcèlement: ils se disent désorientés, ils se sentent vaciller. Pour un ado, l’effet est décuplé. Le cyberharcèlement détruit notre moi, et quand on est en pleine construction, ce traumatisme va être difficile à surmonter, les conséquences psychologiques jusqu’à l’âge adulte sont loin d’être anodines.

OPEN : L’empathie semble être l’antidote au cyberharcèlement. Mais on ne peut pas ‘forcer’ quelqu’un à avoir de l’empathie… Est-ce qu’on en est réduit à souhaiter vaguement que les gens soient un peu plus gentils ? L’empathie peut-elle être enseignée ? 

Angélique Gozlan : Le phénomène de cyberharcèlement ne peut pas se décontextualiser de la société extrêmement individualiste dans laquelle nous vivons, et cela a forcément un impact sur la façon dont chacun réagit.

On le voit bien dans le comportement des témoins silencieux du cyberharcèlement: plutôt que de faire groupe et d’intervenir pour défendre la victime, ils ont peur de bouger parce qu’ils se croient seuls et ont peur d’être harcelés à leur tour. Pourtant, on l’a vu avec la crise Covid et le confinement, nous sommes capables d’élans de solidarité spontanés et des gens s’organisent en groupe pour se soutenir.

Oui, l’empathie s’enseigne, il existe des perspectives de travail très concrètes, avec des groupes de parole, des jeux de rôle, qui donnent souvent de bon résultats.

« Il faut aussi mettre en place au niveau des établissements scolaires une réponse collective : la réponse au cyber-harcèlement doit être l’affaire du groupe, il faut recréer du lien entre les gens.

Pour le moment, le système fait que chacun est isolé dans son coin, notamment les adultes autour de l’adolescent victime: c’est la famille contre l’établissement, le personnel éducatif contre les parents. Pour le bien des ados, cela doit changer. »

OPEN : Sur les réseaux sociaux on trouve aussi des comptes ou des groupes animés par des personnes qui militent contre les discriminations, quelles qu’elles soient, ou contre le cyberharcèlement. Ces groupes peuvent-ils fournir une aide efficace ?

Angélique Gozlan : Quand on est victime de cyberharcèlement on peut avoir l’impression que, partout où on va en ligne, on va être harcelé, qu’il n’y a aucune issue. Les comptes anti-discriminations peuvent être une excellente ressource, justement pour lutter contre ce sentiment qu’on est absolument seul.

Les effets néfastes des réseaux sociaux sont bien connus: ça vient lever des inhibitions, on a l’impression que ce n’est pas la vraie vie et les phénomènes d’emballement, de viralité, de groupe sont très puissants, on a l’impression que tout est permis. Mais il y a aussi des choses extrêmement positives sur les réseaux. On peut trouver des communautés où on n’est pas seul, on peut partager des choses difficiles et trouver des appuis, ça libère la parole. Cela aide à retrouver l’estime de soi.

« Quand je donne des formations, les adultes sont toujours très étonnés de prendre conscience de l’immense créativité qui existe sur les réseaux sociaux.

Il très important de ne pas diaboliser les réseaux : ce réflexe négatif participe à entretenir cette méconnaissance des adultes vis-à-vis de l’existence numérique des adolescents. »

Ce qui est « virtuel » est pourtant bien réel, et le virtuel fait partie de nos vies à tous. Pour les ados, il répond même à un besoin de construction identitaire: il est donc important de savoir en quoi les réseaux sociaux peuvent nous aider à nous construire.

Ressources

♦ Site officiel – Journée nationale de lutte contre le harcèlement à l’école

♦ Numéro gratuit 3020

♦ Angélique Gozlan, Le Harcèlement virtuel, éditions Yapaka (téléchargement gratuit)

♦ Les vidéos d’Angélique Gozlan sur le harcèlement virtuel sur le site des éditions Yapaka.