Des chaînes YouTube gérées par des parents et mettant en scène leurs enfants pullulent sur internet, cumulant plusieurs milliards de vues et des revenus financiers parfois conséquents. Ces nouvelles pratiques posent des questions non seulement éthiques, mais aussi légales – ENQUÊTE – par Youen Tanguy –

Assises derrière une petite table blanche, Kalys, 9 ans et Athena, 6 ans, sont tout sourire. Pendant dix minutes, les deux fillettes vont déballer des boites de jouets Lego, donner leur avis sur le packaging, le visuel, dire ce qu’elles aiment ou ce qu’elles aiment moins… On appelle ça le unboxing. Vous n’avez jamais vu cette vidéo ?! Pourtant elle a déjà été visionnée plus de sept millions de fois sur YouTube.

Les deux jeunes filles sont depuis 2014 les vedettes de la chaîne française « Studio Bubble Tea », lancée par Mickaël, leur père. En plus des déballages de cadeaux, le père de famille publie également des vlogs (contraction de vidéo et blog), où il filme le quotidien de ces deux filles. En tout, la chaîne réunit un million d’abonnés. Mickaël n’est pas le seul à surfer sur cette nouvelle mode.

D’autres chaînes telles que Swan The Voice (1.700.000 abonnés) ou encore Démo Jouets (500.000 abonnés) rencontrent elles aussi un franc succès et à elles trois, elles cumulent plusieurs milliards de vues sur YouTube. Mais ces vidéos, importées des Etats-Unis, inquiètent certains observateurs, accusant les parents de travail dissimulé.

Que se cache-t-il derrière ces vidéos ? S’agit-il simplement de s’amuser en famille puis de le partager sur internet ou fait-on face à un véritable business (très) lucratif ? On a mené l’enquête.

« Pour moi, s’ils font des vidéos de manière récurrente et qu’ils tirent des revenus de leurs enfants de manière non déclaré, c’est illégal » Thierry Vallat, avocat au barreau de Paris.

Car dans les faits, il pourrait bien s’agir d’un emploi au même titre que celui de jeune acteur ou mannequin. Selon l’article R7124-1 du code du travail, « toute personne souhaitant engager ou produire un enfant âgé de moins de 16 ans pour un spectacle ou une production déterminés, dans une entreprise de cinéma, de radiophonie, de télévision ou d’enregistrement sonore, dépose préalablement une demande d’autorisation auprès du préfet du siège de l’entreprise ». Cette loi fixe notamment les conditions de travail, les horaires ou encore la rémunération. Problème : elle n’encadre pas le travail sur internet.

Thierry Vallat, avocat au barreau de Paris, évoque une « véritable zone grise » : « Le code du travail ne suffit manifestement plus et il faudrait peut-être compléter cet article pour prendre en compte les métiers d’internet », assure-t-il. Et d’ajouter : « Pour moi, s’ils font des vidéos de manière récurrente et qu’ils tirent des revenus de leurs enfants de manière non déclarée, c’est illégal. Il s’agit d’une véritable industrie qui génère beaucoup d’argent ».

Comme le rappelle la Direction générale du travail, trois éléments doivent être réunis pour qu’une activité soit considérée comme un emploi : une prestation, un lien de subordination et une rémunération.

Certaines chaînes peuvent générer plus de 5.000 euros par mois

Si on connait la prestation des enfants, puisqu’elle est visible en ligne, la rémunération se révèle en revanche plus difficile à quantifier. Dans un reportage diffusé en septembre 2016 sur M6, les parents à l’origine de la chaîne Démo Jouets disaient toucher 80 centimes pour 1.000 vues, soit environ 5.000 euros par mois. Contacté par LCI, Google, propriétaire de YouTube, n’a pas souhaité commenter sur « le revenu généré pour les créateurs » mais nous a toutefois indiqué que « les vidéos peuvent être monétisées à partir du moment où la chaîne a atteint plus de 10.000 vues ».

Egalement interrogé sur son éventuelle responsabilité dans la publication de ces contenus, le groupe indique avoir mis en place des « procédures de signalement et de retraits de vidéos (…) pour les images impliquant une mise en danger de mineur », en revanche, la question de leur légalité dépend uniquement des « détenteurs des chaînes », seuls « responsables éditoriaux ». Et d’assurer : « L’apparition de mineurs dans des vidéos, surtout lorsqu’ils sont accompagnés de leurs parents, s’apprécie au cas par cas, et peut relever de la compétence des tribunaux ».

Pour ce qui est du lien du lien de subordination, « il existe naturellement dans les relations parents-enfants, rappelle Thomas Rohmer, président de l’Observatoire de la Parentalité et de l’éducation numérique (Open) et administrateur de La Voix de l’enfant. Mais n’y a-t-il pas une volonté d’entretenir ce lien au détriment de l’intégrité physique et morale de leurs enfants ? On ne le sait pas car on ne sait pas comment se passent ces tournages ».

Jusqu’à cinq ans de prison et 75.000 euros d’amende

Thierry Vallat rappelle à LCI que l’emploi dissimulé d’un mineur soumis à l’obligation scolaire est puni d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende.

Joint par LCI, Mickaël, à l’origine de la chaîne Studio Bubble Tea, réfute sans détour les accusations de travail dissimulé. « Difficile de comparer les chaines YouTube comme la nôtre, qui se passent exclusivement en famille, avec un ‘business’ comparables à ceux du cinéma, de la publicité ou de la chanson avec des équipes de professionnels où les parents n’interviennent pas », assure ce dernier, sans vouloir donner de détails sur la rémunération. Les propriétaires des chaînes Swan The Voice et Démo Jouets n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Une réponse étonnante quand on sait que la chaîne s’est renseignée pour obtenir une autorisation administrative. « Les avocats de Studio Bubble Tea ont écrit à la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) pour savoir s’ils devaient appliquer ou pas le code du travail, sans que la demande n’ait encore aboutie », nous confie un membre de la Commission des enfants du spectacle, chargée de délivrer ces fameuses autorisations. Outre cette demande, la DDCS n’a jamais été saisie pour le cas de chaînes YouTube.

Pas d’encadrement spécifique par le code du travail

De son côté, le ministère du Travail a tranché. Si le cabinet de Muriel Pénicaud confirme que ce phénomène, « assez nouveau », n’est pas actuellement « encadré de façon spécifique par le code du travail », il a décidé de se ranger du côté des YouTubeurs. « Les conditions de  ‘tournage’ des vidéos diffusées sur la plateforme, telles que nous les connaissons aujourd’hui, ne permettent pas de présumer l’existence d’une relation de travail et dès lors, l’activité relève d’un loisir privé », nous assure-t-on.

Avant de tempérer toutefois : « Cela ne préjuge cependant pas de l’appréciation que pourra faire le juge au regard des circonstances de l’espèce (…) si le juge devait requalifier en relation de travail, cela rendrait l’activité illicite ». Des propos qui exaspèrent les associations de défense des enfants.

« En dessous d’un certain âge les enfants ne comprennent pas les enjeux de ces vidéos et peuvent être pris en otage dans des désirs parentaux » Thomas Rohmer, président de l’Observatoire de la Parentalité et de l’éducation numérique

« Je trouve ça scandaleux et inacceptable que des parents utilisent leurs enfants à des fins rémunératoires, estime Martine Brousse, la présidente de La Voix de l’Enfant. C’est une atteinte à leur intégrité et leur dignité d’enfant mais aussi de futur adulte ».

Un avis partagé par Thomas Rohmer qui juge qu’il ne s’agit en aucun cas d’un « loisir privé ». « L’objectif de générer des vues est de monétiser les vidéos et de gagner de l’argent, argumente-t-il. Certains ont reconnu dans des interviews qu’ils gagnaient 5 à 6.000 euros par mois grâce à ça. Les enfants deviennent une marque qui permet de rassembler un certain nombre d’abonnés ». S’il veut bien reconnaitre que les parents ne sont ni « mal intentionnés » ni de « nouveaux esclavagistes des temps modernes », il souhaite qu’on se penche sur le sujet, car au regard de son succès, il risque d’aller croissant.

Il s’interroge aussi sur les conséquences de ces pratiques sur les enfants à long terme. « Quand on en parle à des experts psychologues, ils sont tous unanimes pour dire qu’en dessous d’un certain âge les enfants ne comprennent pas les enjeux de ces vidéos et peuvent être pris en otage dans des désirs parentaux », ajoute Thomas Rohmer. Et de conclure : « Qu’est-ce qui motive les parents à diffuser l’image de leurs enfants sur la Toile ? Si la réponse est financière, mesdames, messieurs les ministres saisissez-vous du sujet ». Le message est passé.

 

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